Pédaler vers l'inconnu
Texte : Samuel Lalande-Markon
Photos : Samuel Lalande-Markon, Félix-Antoine Tremblay et Marco-Carlo Milo
Du 10 février au 4 mars 2020, Samuel Lalande-Markon et Félix-Antoine Tremblay ont réalisé la première traversée à vélo de la Route blanche, en Basse-Côte-Nord. Les deux cyclistes ont parcouru 785 km en autonomie en plein cœur de l’hiver québécois avec des températures allant jusqu’à -47°C. Plus d’une année de préparatifs s’est avérée nécessaire afin de faire face à l’inconnu.
Parfois, ce ne sont pas les routes qui inspirent à partir à l’aventure, mais ce qu’il y a entre : les zones d’ombres. De la péninsule du Québec et du Labrador, seule une petite partie est reliée au reste de l’Amérique. De larges pans restent inaccessibles autrement que par avion, ou, pour les plus aventureux, en bateau. À l’ouest, les routes 132 et 138 encadrent le pourtour du golfe du Saint-Laurent : la première fait le tour de la Gaspésie, célèbre pour ses homards et ses monts Chic-Chocs; la seconde continue plus loin, allant s’achever abruptement à l’est de l’île d’Anticosti, pour ne reprendre que 400 km plus loin, près de la frontière du Labrador. Pour rejoindre les deux bouts de la 138 par voie terrestre, il faut effectuer un immense détour de 2 400 km à travers les épinettes de la route translabradorienne. En 2016, Félix-Antoine a réalisé ce trajet à vélo, bravant les hordes de moustiques du mois d’août et l’isolement implacable de ce territoire moins densément peuplé que la Sibérie. Pour ma part, j’ai roulé en 2014 une bonne partie de la 138, m’arrêtant peu avant son extrémité, à Havre-Saint-Pierre, face à l’archipel de Mingan. Félix-Antoine et moi avons été intrigués par la portion manquante de la route, ces 400 km de littoral qui abritent une dizaine de communautés. Dans cette zone d’ombre existe pourtant une route saisonnière : la Route blanche. Le 15 novembre 2018, elle n’avait toujours pas été traversée à vélo.
Ce jour-là, Félix-Antoine a publié dans un groupe de discussion dédié au vélo d’aventure québécois : « la Route blanche, est-ce que ça se fait à vélo? ». J’avais de mon côté envisagé différents scénarios pour effectuer ce parcours avant d’arriver à la conclusion qu’il ne s’agissait pas là d’un petit projet et qu’il faudrait y consacrer beaucoup de temps, tant pour la réalisation que pour la préparation. Félix-Antoine m’avait conseillé pour un voyage précédent sur le territoire québécois et je connaissais ses capacités de planification minutieuse. J’apportais pour ma part l’expérience d’expéditions en régions éloignées. Ensemble, nous cumulions plus de 70 000 km à vélo sur les routes d’Amérique du Nord. C’est tout naturellement que nous avons eu envie de collaborer pour réaliser une expédition. Le fabriquant de vélo québécois Panorama Cycles nous a dès lors appuyé en mettant à notre disposition son nouveau modèle de fatbike en acier : le Torngat. Tout semblait en place pour une aventure exceptionnelle, mais son issue restait loin d’être assurée.
La Route blanche est d’abord destinée aux motoneiges. La section principale relie Kegaska à Vieux-Fort sur un peu plus de 400 km dont la majeure partie, soit environ 60 %, est située sur l’eau. Il s’agit d’une route utilitaire qui permet aux quelque 5 000 habitants de la Basse-Côte-Nord de circuler d’un village à l’autre alors que le service de navette fluviale est suspendu pour l’hiver. Le ministère des Transports du Québec (MTQ) est responsable de son entretien et de sa réglementation. Les premiers tronçons apparaissent vers la fin décembre lorsque les bordées de neige recouvrent les tourbières et que les étendues d’eau douce figent. Puis, avec les froids soutenus, les baies d’eau salée gèlent à leur tour et vers la fin janvier, tous les tronçons se relient entre eux. Signe indéniable que les changements climatiques affectent la région, la Route blanche n’a été ouverte d’un bout à l’autre en moyenne que 31 jours dans les 10 dernières années. Au cours de cette période, la route n’a pas été ouverte dans son intégralité à deux reprises. Pour planifier quelque chose, il fallait donc réserver une période de disponibilité assez longue pour pallier les imprévus. Plus d’un an à l’avance, nous avons encerclé les dates du 8 février au 15 mars 2020.
Au moment de débuter la préparation de l’expédition, Félix-Antoine et moi avions peu d’expérience en fatbike. Le premier problème qui se posait était celui, tout simple, formulé dans la question de Félix-Antoine : « est-ce que ça se fait à vélo ? ». Malgré toutes nos recherches, nous ne pouvions y répondre avec assurance. Les éléments positifs : le trafic de motoneige est assez constant sur la majeure partie de la route; le MTQ déploie des « dameuses »; la route est balisée à tous les dix mètres; des refuges d’urgence sont accessibles en moyenne tous les 20 kilomètres. Les éléments négatifs : les aléas de la météo qui affectent la qualité de la portance sur la neige. En cas de grosse bordée, de redoux ou de trafic insuffisant, nous pourrions être immobilisés pour une longue période. Il fallait donc prévoir un plan alternatif. Nous avons décidé d’apporter des raquettes et des traineaux pour tirer les vélos jusqu’au village le plus proche et attendre de meilleures conditions. Considérant les tronçons de route déneigée de part et d’autre de la Route blanche, ces traineaux devaient se transporter sur les vélos. De plus, malgré que cette décision augmente la charge appliquée sur les roues, il a été préféré de transporter le matériel sur le vélo afin de maximiser la manœuvrabilité, notamment en descente. Après plusieurs itérations, nous avons arrêté notre choix sur des traineaux faits maison avec des matériaux léger et bon marché : des crazy carpet. Coût total de l’opération : environ 100 $.
Bien sûr, plusieurs autres aspects ont dû être pris en considération dans la planification. En février, la température plonge en moyenne à -12C, le vent souffle autour de 25 km/h et des rafales peuvent sévir. Il a fallu planifier rigoureusement tous les aspects de la logistique afin d’assurer tant notre sécurité sur la route que le succès de l’expédition, ce qui a mené à l’élaboration d’un document de gestion de risques de plus de 60 pages. Des ravitaillements ont été envoyés par voie postale dans les communautés, une démarche parfois compliquée. Également, il n’était pas clair que les vélos avaient le droit d’y circuler. À défaut d’avoir une réponse sans équivoque du MTQ, nous avons eu la confirmation qu’il n’était « pas explicitement interdit » de la faire. Good enough.
Partis de Montréal le 8 février en automobile, nous avons roulé près de 1 275 km jusqu’à Nutashkuan, la communauté innue à proximité de Natashquan.
La température exceptionnellement froide et les bourrasques venues du large ont contribué à prolonger notre incertitude jusqu’au moment du départ : le 10 février. En fin de matinée, nous avons donné comme prévu nos premiers coups de pédale dans un mélange d’excitation et d’appréhension. Les 45 premiers kilomètres ont été parcourus sur l’ultime prolongement non pavé de la 138 jusqu’à Kegaska. Au-delà du fameux panneau indiquant « FIN », nous avons finalement tâté la surface de la Route blanche avec nos gros pneus.
Quelques mètres ont suffi à nous faire comprendre que le périple ne serait pas de tout repos. Il a fallu s’adapter immédiatement aux conditions de neige. L’adhérence, l’équilibre et les coups de pédale : la conduite hivernale demande de multiples ajustements en temps réel au risque de se retrouver en pleine face dans la neige. Félix-Antoine, pourtant habitué bien plus que moi au cyclisme hors route, en a fait bien péniblement l’apprentissage. Au terme de la première journée, il était déjà tombé une bonne dizaine de fois. Un premier constat : mon vélo plus chargé et mes quelques kilos en plus s’avèrent étonnamment avantageux sur la surface meuble de la route.
Deuxième constat : sous les 15 PSI, les pneus de 5 pouces de nos vélos chargés se déjantent systématiquement. Il faut donc garder une pression qui serait jugée trop élevée pour une balade sans sacoches. Au bout d’une dizaine de kilomètres à 6 ou 7 km/h, nous nous sommes rabattus sur un bivouac en bordure de la route, pas convaincus de la suite des choses. Pourtant, à partir du lendemain, nous n’avons plus regardé en arrière.
En fait, il faut plusieurs jours consécutifs sans précipitation de neige avec un maximum de circulation de motoneiges pour pouvoir rouler sur la Route blanche à vélo. Avec ces conditions combinées à du temps froid, la surface devient ainsi ferme et navigable. Par moment, nous avons pu avoir des pointes de 15 km/h. Ces moments étaient malheureusement plutôt rares. Au fil des jours, nous avons pédalé dans toutes les conditions, allant de très bonnes à très mauvaises, nous forçant parfois à pousser nos vélos sur de bonnes distances. Le dénivelé, pourtant assez faible au cumul, peut néanmoins devenir très escarpé par endroits et forcer à débarquer de la selle. Félix-Antoine et moi avons vécu dans certaines sections le cyclisme le plus exigeant de toutes nos expéditions.
Malgré tout, nous avons réussi à rouler entre 30 et 50 km par jour. Ce faisant, le vélo se présente potentiellement comme le moyen de transport à propulsion humaine le plus rapide sur la Route blanche (lorsqu’il est possible de rouler).
La Basse-Côte-Nord se compose de trois principaux paysages : les étendues d’eau gelées (marais, lacs et baies de mer), les forêts de conifères ainsi que les plateaux de roc et de toundra. Ces derniers, aussi appelés les mornes, offrent des panoramas saisissants qui donnent l’impression d’être à une latitude plus nordique. À moitié enfouie sous la neige, toute une végétation survit aux grands froids. Sur les grandes étendues de blanc sculptées par le vent se découpent les silhouettes dégarnies des épinettes noires et les plaques de lichen. À défaut d’avoir pu admirer des aurores boréales, nous avons eu droit à des couchers et à des levers de soleil aux couleurs vives. Cet environnement entre terre et mer serait propice à la rêverie, si ce n’est que la conduite sur neige demande un effort et une attention constante.
Le long du trajet, nous avions planifié des ravitaillements de nourriture approximativement tous les quatre jours dans les communautés. Les arrêts que nous y avons effectués ont certainement été les moments les plus mémorables de notre expédition. Comme nous avons généralement progressé deux fois plus vite que nos prévisions conservatrices, nous avons pu profiter de plusieurs journées de congé dans les localités de la région, ce qui nous a permis de découvrir les cultures locales. Car il y a bien « des » cultures en Basse-Côte-Nord. On y retrouve des communautés anglophones, francophones et innues, ce qui contribue à forger une identité distincte au sein du Québec. Mais en dépit des différences linguistiques, ceux que l’on appelle les Coasters ont en commun une générosité et un sens de l’hospitalité exceptionnels. Finalement, nous avons passé plus de nuits dans le confort de maisons qu’abrités par la toile de notre tente. Nous avons eu l’occasion d’observer chez ces gens un rapport très harmonieux avec la nature. Dans ce territoire isolé du réseau routier, les modes de vie traditionnels ont pu y être préservés sans doute mieux qu’ailleurs. À proximité de l’océan et adossé à l’immensité de la forêt boréale, il est possible de tirer des ressources à longueur d’année tout en respectant les capacités de régénération de la nature.
Nos rencontres ont donné lieu à des expériences extraordinaires. Nous avons ainsi dégusté plusieurs mets locaux tels que des homards pêchés à la puise, de la soupe de caribou, du ragoût d’orignal et de la bannique. Nous avons également pêché des truites sous la glace, assisté à un mariage sur la rivière Saint-Augustin et participé à la cérémonie traditionnelle du Makusham chez les Innus. Notre façon de redonner à ces communautés a été de rencontrer les jeunes dans les écoles. À Unamen Shipu, Tête-à-la-Baleine, Pakuashipi, Saint-Augustin et Lourdes-de-Blanc-Sablon, nous avons animé des activités afin d’inspirer la prochaine génération à l’aventure et encourager les modes de transports actifs.
Bien que l’Expédition Route blanche ait été notre première expérience, notre équipement s’est avéré bien adapté pour les conditions extrêmes de l’expédition. Pour compiler notre liste, nous avons glané à gauche et à droite afin de nous inspirer de ce qui se fait dans d’autres sports d’aventures hivernaux comme l’alpinisme et le ski de fond hors-piste. Nous avons appliqué le principe du multicouche à la fois pour nous vêtir de jour et pour dormir. Nous avons ainsi pu nous adapter à un large spectre de températures allant de 10degC au soleil à -47degC avec le refroidissement éolien. Notre équipement a bien résisté aux sévérités de la piste, à commencer par les fatbikes Torngat de Panorama. Nous n’avons pas regretté les quelques grammes de plus des cadres en acier qui ont assuré notre confort lors des longues journées sur la selle. Pour transporter notre matériel, nous avons opté pour un mélange de sacoches traditionnelles et de sacs de bikepacking offerts par le fabricant québécois Arkel. Seul bris à signaler : nos porte-bagages arrière (d’un autre fabricant). À mi-chemin entre La Romaine et Chevery, mes supports ont fissuré au pied d’une pente descendue à vive allure une journée de froid mordant. Pendant presque deux jours, j’ai été contraint à porter mes sacoches sur mon dos, une disposition assez peu ergonomique qui ne m’a pas empêché d’apprécier cette section de 99 km, la plus isolée de la Route blanche. À Chevery, Robin, le mécanicien local, nous a ouvert sa shop un dimanche afin de nous tailler sur mesure de nouvelles pièces pour nos porte-bagages dans une plaque d’acier épaisse. Nous en avons fait fabriquer une seconde paire au besoin, lequel s’est avéré le lendemain, lorsque ceux de Félix-Antoine ont également rendu l’âme.
En fin de journée le 26 février, un peu plus de deux semaines après notre départ de Nutashkuan, nous avons franchi notre dernière baie gelée pour atteindre le pavement à Vieux-Fort. Nous avons cherché en vain le panneau indiquant la fin de la route 138 où Félix-Antoine s’était tenu en 2016 au moment d’entamer la traversée de la translabradorienne. Le panneau avait visiblement disparu. Quoi qu’il en soit, pour lui, la boucle était enfin complétée. Pour nous, la partie la plus importante de l’expédition était derrière. De là, il est possible de continuer à emprunter la Route blanche jusqu’à Blanc-Sablon, mais le parcours est sinueux et au moment où nous y étions, les conditions n’étaient pas propices au vélo. Nous avons opté pour la 138 et, au bout de 70 km, nous étions à Lourdes-de-Blanc-Sablon, à la limite orientale du Québec.
Revenir à peu de frais de cet endroit isolé, et ce, avec un vélo s’avère compliqué. Un aller simple en avion peut coûter le même prix qu’un vol à destination du Népal. Nous avons plutôt décidé de prendre le traversier vers Terre-Neuve, au coût modique de 10 $. Après un mois de février particulièrement froid, les glaces accumulées à St Barbe ne lui permettaient plus d’y traverser directement. Le traversier nous a plutôt transporté des centaines de kilomètres plus au sud, à Corner Brook : un voyage de 13 heures offrant vue prenante sur le parc national du Gros-Morne et le détroit de Belle-Isle. Il était prévu dans notre plan initial de pédaler cette distance, mais l’agréable raccourci par la mer nous a vite fait oublier notre déception. Une ultime étape de 220 km sur l’autoroute Transcanadienne nous attendait à Terre-Neuve. N’eût été du mélange de neige fondante et de pluie glaciale qui s’est abattue sur nous la deuxième journée, l’endroit aurait été charmant. Nous sommes arrivés justes à temps à Port-aux-Basques pour attraper le dernier traversier avant qu’il ne soit immobilité par la tempête. De là, nous avons regagné le territoire continental et atteint Sydney, en Nouvelle-Écosse. Un aéroport international permet de s’envoler à prix abordable ou, dans notre cas, de louer un véhicule et de rentrer par la route à Montréal, 1 450 km plus loin.
Le 6 mars, après 27 jours d’expédition, dont 18 sur la Route blanche, nous sommes revenus à notre point de départ. Dans ce concentré d’aventures et de découvertes, nous avons élucidé plusieurs de nos questionnements. Oui, la Route blanche se « fait » à vélo, mais les conditions météorologiques de la Basse-Côte-Nord font en sorte que toute tentative ultérieure demeurera une entreprise engageante et nécessitant une préparation méticuleuse. N’en reste qu’on ne peut imaginer beaucoup d’autres endroits accessibles à vélo où l’on peut aussi intensément toucher la force et la beauté brute de la nature.
Nous sommes deux cyclistes à avoir traversé une zone d’ombre sur la carte. Mais il y a encore tant à y découvrir. Qui seront les prochains à y aller?