Derrière le design - Concevoir des cadres en carbone adaptés au bikepacking

Quelles sont les considérations dans le design d’un cadre en fibre de carbone conçu pour le bikepacking / touring, ou encore l’ultra-distance?

C’est en 2006 que je mettais mes mains pour la première fois sur de la fibre de carbone, au temps où je commençais à travailler pour Guru Cycles, un manufacturier artisanal de vélo local. C’était peu avant que je complète mes études en ingénierie mécanique.

Mon parcours comme ingénieur en composites s’est poursuivi par la suite dans le développement de produits de sports (cyclisme et autres), et finalement en aéronautique, avant que Panorama Cycles soit lancé en 2016.

Cette dizaine d’années passées à manipuler les designs de laminés, étudier les types de fibres ou résines employés, optimiser l’outillage et les procédés de fabrication m’ont permis d’apprécier le potentiel de ce matériau.

L’objectif de ce court article est d’expliquer notre approche dans le design de cadre en fibre de carbone, destiné à notre clientèle de prédilection, soit les adeptes de vélo d’aventure longue distance.

Texte : Simon Bergeron, Propriétaire et ingénieur chez Panorama Cycles
Crédits photos: Serge Gouin, Tyler Weber, Trevor Brown

Le principal attrait de la fibre de carbone

La fibre de carbone est issue d’un polymère (PAN) qui est filé puis traité par carbonisation. Un matériau composite est obtenu lorsque cette fibre est consolidée avec une résine, l’époxy en ce qui nous concerne.

Les propriétés mécaniques du composite sont largement dictées par la fibre, puisque celle-ci occupe une fraction volumique plus élevée que la résine, et que ces propriétés (à quelques exceptions près – nous y reviendrons) excèdent largement celle de la résine.

Donc, pourquoi la fibre de carbone est si populaire?

C’est explicable en partie par ses excellents ratios rigidité/poids (rigidité spécifique) et résistance/poids (résistance spécifique).

  • La fibre de carbone possède une densité d’environ la moitié de celle de l’aluminium.
  • Pour une fibre de module de module moyen (T700, très utilisé dans l’industrie du sport), la rigidité de la fibre est environ 3x fois plus élevée que le 6061-T6
  • Pour cette même fibre (T700), sa résistance est d’environ 15x celle de l’aluminium 6061-T6.

De plus, l’élément qui met l’utilisation de la fibre de carbone dans une catégorie à part quand on parle de fabrication de cadre de vélo, est la possibilité d’optimisation infinie du design est des propriétés finales désirées. Je m’explique.

Contrairement aux métaux qui possèdent les mêmes propriétés mécaniques dans toutes les directions (ce qu’on nomme isotropes), la fibre de carbone possède des propriétés uniques alignées avec celle-ci (matériau dit anisotrope). Ceci se traduit dans la possibilité d’aligner les fibres selon le cas de chargement auquel sera soumise la structure, utiliser des renforts locaux ciblés et ne pas utiliser de matériel superflu.

Un exemple facile pour l’alignement de la fibre sur un cadre de vélo serait le tube de selle. Ce tube travaille beaucoup en flexion à cause de la force de pédalage induite au pédalier, et peu en torsion. Nous tendons donc à utiliser davantage de fibre alignée dans le sens du tube (à 0 degré), plutôt que des fibres à d’autres angles (+/-30 ou +/-45 par exemple) qui pourraient davantage avoir d’effet sur la rigidité en torsion du tube.

Les limitations

1 - Procédé complexe / outillage coûteux

Comme dans n’importe quoi dans la vie, il n’y a pas que du rose dans l’utilisation de la fibre de carbone.

D’abord, dans la grande majorité des cas, la fabrication de pièces haute performance en fibre de carbone nécessite énormément de main-d’œuvre manuelle. Imaginez un rouleau de fibre de carbone, préimprégnée de résine. Ce rouleau est déroulé et mis à plat, puis découpé dans de multiples formes. Ces centaines de formes seront ensuite laminées sur différents outils afin d’être cuites sous pression dans un moule, afin d’obtenir la pièce finale.

Le procédé de ‘hand-layup’ décrit ci-haut, nécessite non seulement des outils de grande précision (investissement majeur en développement, fabrication et entretien) afin d’obtenir des pièces de qualités, mais aussi une main-d’œuvre très qualifiée, suivant à la lettre les instructions de travail. Chacune des centaines de pièces doit être installée tel un puzzle, à la main, à une position bien précise afin d’obtenir le résultat voulu. Le potentiel d’erreur est grand.

Oui, il existe certains procédés de fabrication automatisés, mais ceux-ci sont généralement utilisés en conjonction avec de la fibre sèche, où l’on injecte la résine. Quoi qu'excellent dans un contexte de grandes productions, les pièces obtenues par ces procédés ont généralement des taux volumiques de résine plus élevés que les pièces utilisant de la fibre préimprégnée. Les propriétés mécaniques en souffrent donc un peu.

Moule du triangle avant du Chic-Chocs

2-  Résistance aux impacts

Comme mentionné plus haut, la fibre de carbone possède des propriétés enviables d’un point de vue du poids, la rigidité et la résistance. Toutefois, le talon d’Achille d’une structure tubulaire en carbone est bien souvent sa résistance aux dommages causés par un impact.

Un impact direct sur un cadre de vélo peut malheureusement causer des dommages non visibles à l’œil. Ces dommages se traduisent dans une délamination entre des fibres (interlaminaires). Ces délaminations, combinées à la fatigue due à l’effort cyclique appliqué sur le vélo au pédalage, deviennent sources d’amorces de fissures.

En connaissance de cause, il y existe des bonnes pratiques à adopter lors du développement d’un cadre de vélo, surtout lorsqu’il est question de concevoir des vélos d’aventures. 

Notre approche pour les vélos en carbone

Nous concevons des vélos pour notre clientèle qui est adepte d’ultra-distance, de touring hors route et de bikepacking. Bien que la performance, qui est souvent synonyme de ratio rigidité/poids dans l’univers du cyclisme, soit recherchée pour nos vélos en carbone, cela ne se fait jamais au détriment de la durabilité.

1 - Matériaux

Alors que toute l’attention est souvent mise sur la fibre de carbone, nous devons rappeler qu’une grande partie de la résistance aux impacts d’une structure composite tubulaire mince (un vélo) va provenir de la résine. Il existe des additifs que nous pouvons ajouter à la résine afin d’améliorer sa résilience, et ainsi augmenter la résistance interlaminaire (adhésion entre les couches). Nous avons aussi utilisé dans le passé des voiles de fibre thermoplastiques (Xantu Layr) entre les différentes couches de fibre afin d’augmenter les propriétés de l’époxy et augmenter la résistance aux impacts.

Pour ce qui est de la fibre, la fibre à haut module (rigidité élevée, ex : T800 ou T1000) est souvent utilisée lorsque l’objectif est de rigidifier une structure, tout en utilisant le moins de matière possible. Quoique les résultats peuvent être adéquats pour un usage d’un vélo de route, ou un vélo dédié à faire de la course en terrain connu, cette fibre, considérée fragile (brittle), n’est pas un choix de matériau adapté pour un vélo devant supporter un chargement, ou alors un vélo qui doit procurer un niveau de résistance supérieur pour un voyage longue-distance en terrain reculé.

2- Développement des laminés

Bien sûr que nos cadres en carbone sont plus légers que leur équivalent en acier ou en aluminium sur le marché. Mais, ceux-ci ne remportent toutefois pas les prix pour les montures les plus légères en carbone. À vrai dire, peu importe ce que vous entendez à ce sujet, on ne peut pas faire ultra-léger ET ultra-résistant.

Notre approche dans le design de laminé afin d’obtenir le maximum de résistance est d’utiliser des couches de carbone plus mince, en plus grande quantité, et en ayant une grande variété d’orientation. Nous y retirons 2 avantages importants :

a)    Utiliser beaucoup de couches minces plutôt que peu de couches épaisses augmentent certes les coûts. La matière mince est plus chère, plus de couches de carbone doivent être découpées et elles doivent toutes être manipulées individuellement. Toutefois, utiliser 10 couches ‘minces, plutôt que 5 couches ‘épaisses’ font augmenter le nombre d’interfaces entre les couches de 4 à 9. Ce dédoublement d’interfaces augmente nettement la résistance aux impacts de la structure.

b)      Utiliser davantage de couches permet une plus grande variété dans le choix d’orientation de la fibre. En couvrant davantage d’angles de fibre sur le laminé, on s’assure une meilleure résistance aux impacts qui pourraient subvenir.

Gauche: Xantu Layr laminé sur de la fibre de carbone / Droite: Un prototype de première génération de Katahdin avec de la fibre Zylon

3 – Procédé

Rien ne vaut le meilleur design de laminé si le procédé n’est pas adapté et optimisé pour les pièces à mouler et les matériaux sélectionnés.

Le facteur déterminant pour la qualité d’une pièce est le préformage avant la cuisson de celle-ci, alors que toutes les pièces de fibres seront laminées sur un mandrin, qui lui représente précisément l’intérieur du tube. Toutes les pièces devront être bien pré-compactées, afin d’enlever au maximum le risque de porosité dans la pièce moulée (bulle d’air encapsulée entre 2 couches).

Une fois la préforme complétée, celle-ci va dans le moule qui lui sera chauffé. Lorsqu’une température précise est atteinte, la pression sera appliquée à l’intérieur de la pièce afin que le laminé de fibre de carbone épouse la forme du moule.

La relation entre la température et l’application de la pression est cruciale. L’époxy se liquéfie tranquillement à mesure que la température augmente, avant de rapidement durcir et prendre forme finale. La pression appliquée sur la pièce sert donc à bien mouiller les fibres alors que l’époxy est à sa viscosité la plus basse et faire sortir l’excédent de résine de la pièce en y entraînant les bulles d’air qui créeraient des porosités dans la pièce.

Bien que nous travaillions avec des partenaires manufacturiers, notre regard sur ces paramètres de fabrication est important, et fait partie de nos contrôles de qualité usuels.

Conclusion

Comme c’est le cas pour les cadres en acier, il ne faut pas considérer d’emblée que tous les cadres de vélo en fibre de carbone sont conçus avec les mêmes objectifs en tête. Au-delà de la géométrie et des caractéristiques du cadre, c’est important à notre sens que nos clients comprennent la réflexion derrière nos vélos en carbone. Merci d’avoir pris le temps de lire. N’hésitez pas nous écrire pour nous faire part de vos questions et commentaires.